Chapitre
18
Le Triumvirat
L’an passé, durant une aventure plutôt atroce dans la Forêt Interdite, James avait rencontré un être étrange appelé « dryade », un esprit des bois. La dryade avait été très belle, mais triste, avec une voix presque hypnotique dans son intensité pour prévenir James que le sang du plus grand ennemi de son père battait dans un nouveau cœur, à proximité. La dryade avait aussi donné à James un avertissement formel : « Le combat de ton père est terminé, le tien commence. »
À l’époque, James n’avait pas trop compris ce que voulait dire l’esprit des bois, mais il avait déjà une idée persistante sur celle qui représentait « la lignée » de Voldemort. Depuis le début, il avait suspecté Tabitha Corsica, même si les autres lui répétaient qu’elle n’était qu’une jeune sorcière intelligente et tordue, avec de fausses idées sur l’histoire récente du monde sorcier. Maintenant que James savait que Tabitha était bel et bien la lignée signalée par la dryade dans sa mise en garde, il se sentait de plus en plus impuissant. Il ne pouvait rien faire pour contrer le plan de Tabitha, surtout parce qu’il ignorait tous les détails de ce plan. Scorpius affirmait que son grand-père ne lui avait jamais révélé la façon dont la lignée deviendrait l’hôte volontaire du Gardien maudit. La seule chose que savait Scorpius était l’existence d’une épreuve décisive et obligatoire par laquelle Tabitha devrait passer pour prouver sa valeur et son intention de se soumettre au Gardien. James aurait aimé interroger Merlin, mais sa dernière entrevue avec le directeur n’avait fait qu’accentuer son trouble et ses craintes au sujet du grand enchanteur. De même, James aurait pu écrire une lettre à son père, pour tout lui expliquer et demander son aide, mais Harry Potter avait déjà beaucoup à faire, aussi bien professionnellement avec l’organisation du nouveau département des Aurors pour gérer l’activité récente et mystérieuse des Détraqueurs à Londres, que personnellement pour vendre le Terrier et s’occuper de l’avenir de grand-mère Weasley. D’ailleurs, dans sa dernière lettre, le père de James avait admis que les gens du ministère croyaient que la Malédiction du Gardien était une ruse inventée par leurs ennemis pour déstabiliser le monde sorcier et répandre la crainte. Comment James aurait-il pu demander l’aide de son père pour se défendre d’une menace que le ministère pensait imaginaire ? D’ailleurs, James se répétait le sens des derniers mots de la dryade : « Ce combat n’était pas celui de son père, mais le sien. »
Scorpius avait suggéré comme meilleure défense de surveiller Tabitha d’aussi près que possible – une tâche qui devenait terriblement difficile alors que la fin de l’année approchait. James voyait régulièrement la sorcière durant les répétitions du Triumvirat. Tabitha était l’assistant du professeur Curry, et elle remplaçait souvent la directrice de production, qui avait d’autres tâches urgentes à accomplir pour organiser la représentation de fin d’année. Les critiques moqueuses de Tabitha sur le jeu de James n’avaient pas cessé. Au contraire, la sorcière se montrait de plus en plus dure envers lui, et s’excusait (presque poliment) de devoir sans arrêt lui faire répéter son rôle devant les autres, comme si elle assumait la responsabilité de la prestation déplorable de James. Il l’avait même entendu dire doucement au professeur Curry :
— Après tout, professeur, j’avais accepté que James reçoive ce rôle quand le comité s’est réuni. Donc, j’imagine qu’il fait de son mieux…
C’était surtout sur Ralph que retombait le fardeau de surveiller Tabitha, puisqu’il se trouvait dans la même maison qu’elle. Mais Ralph ne rapportait pas grand-chose, à part une attitude généralement sombre et solitaire. C’était étrange, parce que James la trouvait plutôt impatiente, et encore plus sournoisement polie que d’ordinaire.
Alors que la représentation finale approchait, les cours commencèrent à s’alléger. De nombreux parents et autres membres des familles devaient se déplacer pour assister à la pièce, y compris la mère de James et sa sœur. Malheureusement, Harry Potter serait retenu à Londres pour une réunion générale de toutes les forces spéciales réunies contre les Détraqueurs. À son grand désappointement, il ne pourrait assister à la représentation. Ginny avait promis d’enregistrer la pièce – elle avait emprunté des Multiplettes pour qu’Harry puisse revoir James en différé. L’assistance serait très nombreuse, et l’intention initiale du professeur Curry de n’utiliser aucune magie durant sa production de style moldu avait été dépassée par la détermination de plus en plus forte des élèves à ce que la pièce soit un succès. James avait remarqué des sortilèges magiques dans presque tous les aspects de la production, depuis le ventilateur qui pédalait tout seul jusqu’aux spots électriques qui restaient allumés même sans être branchés. Comme Poudlard (bien entendu) n’avait pas l’électricité, plusieurs petits générateurs individuels moldus avaient été livrés à l’école pour alimenter les lumières de la scène. Mais le professeur Curry elle-même ignorait qu’il fallait régulièrement les remplir de pétrole. Aussi, par souci d’efficacité, Damien avait discrètement ensorcelé les générateurs. Ils produisaient toujours un bruit industriel – juste pour le principe – et (dans la même optique) les fils électriques étaient en général branchés. Le professeur Curry s’était sagement abstenu d’y regarder de trop près ; elle avait d’autres soucis plus urgents.
L’emploi du temps scolaire de Petra semblait continuellement en conflit avec celui de James, et les deux élèves avaient rarement l’opportunité de répéter ensemble sur scène. « Dommage ! » admit le professeur Curry, mais sans réellement trouver le problème important puisque Tabitha Corsica s’était arrangée pour qu’une doublure remplace Petra avec James. Ses vertiges ayant disparu, Joséphine Barnett n’était que trop heureuse de reprendre le rôle d’Astra qui aurait dû être le sien sans ce malencontreux « accident ». Bien sûr, dans le contexte, c’était normal qu’elle ait le poste de doublure. La jeune sorcière jouait avec une ferveur résignée, prise entre sa gêne de servir de bouche-trou et son désir de prouver à quel point elle aurait mieux rempli le rôle. Elle arpentait la scène comme un fantôme boudeur, les bras croisés, regardant à peine les autres acteurs… du moins jusqu’à ce qu’elle ait à intervenir. À ce moment-là, en un clignement d’œil, elle se lançait dans son rôle, quittant son apathie pour un mélodrame intense. Mais dès que son personnage quittait la scène, Joséphine s’éteignait. Elle semblait ne jamais remarquer James sur scène, bien que de nombreuses rencontres existent entre Astra et Travis. Tabitha Corsica paraissait très amusée du malaise de Joséphine, et elle souriait faussement chaque fois que la sorcière devait intervenir. James fut particulièrement mécontent de devoir répéter la scène si importante du baiser avec Joséphine, surtout qu’il n’avait jamais eu l’occasion de la jouer avec Petra elle-même.
— N’essaye pas de m’embrasser, petit gnome ! marmonna Joséphine en se penchant vers James, avec un sourire enamouré.
— Ça ne m’est jamais venu à l’idée, grogna James qui souriait tout aussi faussement. Essaye seulement de ne pas me tomber dessus. Si tu as un vertige, tu vas m’écraser.
Il s’assurera de manquer les lèvres de Joséphine d’une bonne main. Quelques secondes plus tard, les lumières s’éteignirent, et Tabitha ordonna une pause de dix minutes, pendant que les machinistes remplissaient d’eau la machine à pluie.
Cette nuit-là, James fit une fois de plus son rêve récurrent, mais cette fois-ci, il eut la sensation que c’était un véritable rêve, et non une vision directe de la réalité de quelqu’un d’autre.
Comme d’habitude, ça commença par des éclairs sur des lames d’épées qui s’entrechoquaient, et le grincement d’un bois ancien. Les silhouettes du rêve avancèrent vers la piscine, et se penchèrent pour regarder dedans. Comme toujours, deux visages flottaient dans les profondeurs de l’eau noire : un jeune homme et une jeune femme. Mais pour la première fois, le couple paraissait différent. James crut reconnaître ses grands-parents – les parents de son père – morts depuis si longtemps. Ils ne regardaient pas la fille aux longs cheveux noirs. Au contraire, ils fixaient les yeux de James qui flottait en l’air près de la jeune sorcière si triste. Le visage des deux défunts était inquiet, très grave, et bien qu’ils ne puissent parler, ils cherchaient à communiquer avec leurs yeux : « Attention, mon cher enfant, fais bien attention à toi. Attention à… »
Quand la fille aux cheveux noirs s’écarta de la piscine, James leva les yeux sur elle. Étrangement, bien qu’il connaisse dorénavant l’identité de Tabitha Corsica, son visage restait dans l’ombre. James essaya de lui parler, de lui dire qu’il était inutile de se cacher, mais il ne le put : il avait la sensation que ses lèvres étaient cousues. Il se déplaça en même temps qu’elle, dépassa la piscine, et tout à coup, le rêve changea. Les sombres murs couverts de mousse s’effacèrent, et furent remplacés par le vent froid d’une colline herbeuse. Une pleine lune brillait dans le ciel, jaune et énorme, comme si elle s’apprêtait à tomber sur lui. La silhouette de Tabitha continua à avancer. James vit qu’ils se trouvaient dans un cimetière. Sur la droite, il y avait une barrière en fer branlante, qui protégeait mal quelques stèles abandonnées et des cryptes délabrées.
— Je ne suis jamais venu ici auparavant, dit la voix d’un jeune homme.
James remarqua une haute silhouette qui approchait de la jeune sorcière. D’ailleurs, Tabitha lui sembla plus grande que dans la réalité, et sa voix, quand elle s’exprima, était aussi différente.
— Pourquoi aurais-tu dû venir ici auparavant ?
— Mes grands-parents sont enterrés ici, dit le jeune homme tristement. Je ne me souviens pas d’avoir jamais rendu visite à leur tombe.
— Comme c’est triste, dit la sorcière.
— Si tu le dis.
Ils s’arrêtèrent dans une flaque de lumière qui émanait d’une lanterne accrochée à un poteau. Près de là, un vieil homme penché en avant creusait la terre une nouvelle tombe. Il se redressa en les voyant approcher, et les surveilla d’un regard froid et attentif, comme s’il les attendait.
— Pour qui est cette tombe ? demanda la sorcière.
Le jeune homme qui l’accompagnait soupira, et tout à coup, James le reconnut.
— C’est la mienne, répondit Albus.
Quand son frère se tourna vers la sorcière, James put le dévisager dans la lueur de la lanterne. Albus était plus âgé – il devait avoir 17 ou 18 ans. Il était beau, mais maigre, avec un visage émacié, comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours. Il sortit sa baguette de sa robe.
— Tu savais que ce jour viendrait, dit Albus. Toutes les décisions ont été prises. Il sent que tu es là. Il arrive à présent ; il vole dans le vent. Mais avant, il y a quelque chose que tu dois faire.
Albus tendit sa baguette à la sorcière.
Même en sachant qu’il s’agissait d’un rêve, James essaya de crier et d’avertir son frère, mais ses lèvres ne lui obéissaient pas. Il ne pouvait rien faire d’autre qu’observer. La sorcière prit la baguette d’Albus et la leva vers le ciel. Elle renifla, et ses épaules tressautèrent, comme si elle pleurait. Puis, sans autres avertissement, il y eut un jet de lumière verte et un sifflement atroce. L’homme qui creusait la tombe posa sa pelle et leva la tête le premier, puis Tabitha le fit aussi. Albus ne bougea pas. James réalisa que lui aussi pouvait regarder en l’air. Dans le ciel brillait une énorme forme verte : le crâne d’un squelette, bouche béante ; de là, émergeait un serpent, mâchoire ouverte et menaçante. Tandis que flottait cette forme de sinistre mémoire, la lueur de la Marque des Ténèbres éclairait tout le cimetière. Sur l’une des tombes proches, James vit son nom et celui de sa sœur : James et Lily Potter. Il sentit son sang se congeler dans ses veines, même en sachant que ces deux tombes étaient en réalité celle de ses grands-parents défunts.
Un craquement sonore retentit, et une autre silhouette apparut, baguette déjà pointée.
— Assez ! cria le nouvel arrivant. (James trouva sa voix curieusement familière.) Assez tous les deux ! Je sais ce que vous pensez devoir faire, mais ça n’est pas le seul moyen. Albus, ne fais pas ça !
— Fais-le, dit Albus.
James ne savait pas trop si son frère parlait au nouvel arrivant ou à la sorcière.
— Non ! cria le nouvel arrivant. (Un désespoir de plus en plus intense s’entendait dans la voix.) Les autres arrivent, et ils ne perdront pas de temps à parler. Nous n’avons que quelques secondes. Albus, ne fait pas l’idiot !
— Je suis désolé, dit Albus.
Il regardait toujours la sorcière, et hocha légèrement la tête dans sa direction. Elle baissa sa baguette, la braquant sur lui. Le nouvel arrivant fit un pas en avant, et hurla à la sorcière :
— Je t’en prie. Ne le fais pas ! Ce n’est pas ce que tu es réellement.
— Tu as raison, James, dit la sorcière, tranquillement, et presque tristement. À partir de ce soir, je serai quelqu’un de complètement différent. J’aurai même un autre nom.
Il y eut un hurlement assourdissant, suivi d’une lumière aveuglante qui fit disparaître la vision. James tomba dans cet éclair, cherchant à retenir son rêve, mais il se dissolvait comme un miroir fracassé, chaque détail de la scène apparaissant sur l’un des multiples tessons…
James se réveilla, haletant, dégoulinant de sueur. Maladroitement, il s’assit dans son lit, le cœur battant. Sur son front, la cicatrice fantôme battait si fort qu’il avait la sensation que son crâne s’ouvrait en deux. Il serra une main dessus, retenant ses cris de douleur en serrant les dents. Après quelques minutes, sa souffrance commença à régresser, mais très lentement. Quand James s’en sentit capable, il sortit ses jambes du lit, et les posa sur le sol. Dans l’obscurité, il ouvrit son sac, et fouilla à l’intérieur, cherchant une plume et un morceau de parchemin. Alors que la sueur qui le trempait commençait à sécher dans le froid de la chambre, il se pencha sur sa table de chevet et écrivit trois mots. À la lueur de la lune, il étudia son écriture. Ça ne voulait rien dire. C’était sans doute inutile. Ce n’était qu’un rêve, mais il ne ressemblait pas du tout aux autres visions provoquées par sa cicatrice fantôme. Tout avait été horrible, de façon fondamentale, et c’était très inquiétant. Pour des raisons que James n’arrivait pas réellement à comprendre, il sentait qu’il était essentiel de s’en souvenir.
À présent, James frissonnait, aussi il s’enfouit à nouveau sous ses couvertures. Il ne savait pas du tout quelle heure il était. Le lendemain aurait lieu la représentation finale de la pièce du Triumvirat, et ensuite, il ne restait qu’une seule semaine de cours à Poudlard. Quelque part, probablement pas très loin, le Gardien maudit attendait son hôte humain. Et ici même, dans les murs du château, cet hôte se préparait à la tâche qui la rendrait digne de recevoir le Gardien. Et, d’une façon qu’il ignorait encore, James devait prouver un moyen de tout arrêter. Le combat de ton père est terminé, avait dit la dryade, le tien commence. Ce n’était pas des mots très réconfortants, mais ils résonnaient encore et encore dans la tête de James. Ils le suivirent tandis qu’il sombrait dans un profond sommeil sans rêve.
Non loin de là, était allongé Scorpius Malefoy. Il était réveillé, mais ne parlait pas, ne bougeait pas. Quand il fut certain que James s’était rendormi, il glissa de son lit. Sur la pointe des pieds, il traversa la pièce. Une fois devant la fenêtre, son ombre tomba sur James. Doucement, Scorpius se pencha en avant et plissa les yeux. Il n’avait pas ses lunettes, mais la lune était brillante, aussi il réussit à lire les quelques mots que James avait gribouillés. Il fronça les sourcils, et resta immobile, un long moment, à réfléchir. Finalement, le garçon pâle retourna dans son propre lit.
Contrairement à James, il ne se rendormit pas jusqu’au lendemain matin…
Noah se laissa tomber près de James, à la table du petit déjeuner.
— C’est aujourd’hui le grand jour ! s’exclama-t-il. Mange, « Travis » ! Pas question que tu t’évanouisses sur scène. Après tout, tu n’as pas à subir le stress des examens de fin d’année.
James gémit. La Grande Salle paraissait particulièrement comble ce matin : quelques-unes des familles désireuses d’assister à la représentation du soir étaient arrivées depuis la veille. Le père de Ralph, Denniston Dolohov, était assis avec son fils. Paraissant légèrement mal à l’aise à la table Serpentard, il souriait cependant à la foule bruyante. Les parents de Noah étaient aussi au bout de la table Gryffondor, près de leur fils aîné, Steven.
— Noah, pourquoi n’es-tu pas allé t’asseoir avec ta famille ? grommela James.
Noah se tapota l’aile du nez.
— Ça porte malheur, mon pote ! répondit-il d’un ton docte. Aucun membre de la famille ne doit voir la vedette avant la représentation. C’est une tradition.
Quand Sabrina secoua la tête, la plume qui retenait ses cheveux roux vacilla dangereusement.
— Tu confonds tout, andouille ! On dit ça pour les mariages. En principe, le couple n’est pas censé se voir avant l’église.
— Et alors ? rétorqua Noah la bouche pleine. Où crois-tu qu’ils ont pris cette idée ? Après tout, un mariage n’est que le plus connu des drames de la vie réelle.
Sabrina ignora Noah.
— Dis-moi, James, tu n’es pas nerveux ? demanda-t-elle.
— Si, un peu, admit James. Je n’aurais jamais imaginé que l’amphithéâtre soit complet. Il y aura bien plus de monde que ce que je croyais. Apparemment, toutes les familles de tous les élèves ont l’intention de venir ce soir.
— Oui, ma mère vient, dit Sabrina en hochant la tête. Et mon oncle Hastur aussi. Il est passé à Poudlard, il y a plus d’un siècle, et ça sera la première fois qu’il y revient.
— Mes parents viennent tous les deux, intervint Graham, et pourtant je n’ai que le rôle d’un page. Je ne dis que quelques mots, mais à les entendre, c’est moi la vedette de la pièce.
James laissa sa tête retomber sur ses bras croisés.
— J’aimerais bien que tu sois la vedette de la pièce, dit-il.
Rose, qui venait d’arriver, s’assit en face de James.
— Bon, c’est le trac, dit-elle pleine d’entrain. Quelqu’un a-t-il un remède pour ça ?
— James, mon pote, tu es mal barré, dit Noah en lui envoyant un coup de coude. Si ça continue comme ça, tu ne pourras rien faire ce soir sur scène. Peut-être devrais-je jouer les deux rôles à la fois ? Aucun problème, je manage.
— Ça sera un peu difficile pour le duel entre Travis et Donovan, annonça Graham.
Il plissa les yeux, pour mieux réfléchir. James fit un effort pour changer de sujet, et demanda :
— Où est Petra ? Est-ce que ses parents viennent ?
— Je l’ai vue ce matin dans la salle commune, répondit Noah. Elle étudiait toujours son texte, et travaillait dur. Je ne l’ai pas interrompue. Je présume que sa famille viendra, elle en parle rarement.
— Je lui ai posé la question hier, dit Sabrina. Elle m’a dit qu’elle verrait ses parents ce soir. Ça sera drôle de rencontrer la famille de tout le monde, vous ne trouvez pas ? Les seules autres fois où on les voit sont sur le quai 9 ¾, au départ du Poudlard Express, mais c’est toujours la panique !
Graham leva les yeux au ciel.
— Oui, dit-il. J’ai vraiment envie que toutes les grands-mères du coin me pincent les joues.
— C’est parce que tu as des joues adorables ! s’exclama Noah.
Quand il tendit la main à travers la table, Graham s’écarta vivement en lui jetant un œil noir.
Durant la journée, James trouva très difficile de se concentrer sur les cours. En fait, il y avait tellement d’arrivées régulières de parents et de membres des familles que les professeurs n’attendaient pas grand-chose de leurs élèves. Pourtant, James cherchait tous les prétextes pour penser à autre chose. En Divination, il tenta même de prendre des notes, oubliant que le professeur Trelawney méprisait ce qui n’était pas l’apprentissage pratique et le ressenti personnel. Elle s’arrêta près du bureau de James, et tapota son parchemin de son long ongle violet.
— Mr Potter ! s’écria-t-elle. La Divination est un instinct ! On ne l’apprend pas dans les livres ! Dans mon cours, votre travail est d’intensifier le talent naturel qui existe dans chaque sorcier et sorcière doué, et non pas de répéter des techniques et des théories stériles. Il vous faut dépasser les frontières du matérialisme, mon garçon, et chercher à voir véritablement. Dites-moi un peu, quel futur avez-vous trouvé dans les octocartes ?
Arraché à ses pensées, James cligna des yeux en regardant le professeur Trelawney, puis il fixa à nouveau les diverses cartes octogonales dispersées devant lui. Il en choisit une au hasard.
— Oh, euh… Il y a celle-là, avec une étoile. Les étoiles représentent la douleur, et aussi… Euh… Noël. À mon avis, je vais avoir l’année prochaine des vacances horribles mais je ne serai pas tué, juste… gravement blessé. (Il vérifia l’impact de sa réponse sur le visage du professeur, et crut nécessaire d’ajouter :) Je mourrai probablement quelques semaines plus tard à l’hôpital… non ?
Le visage du professeur se modifia et exprima un étonnement sincère. Puis, avec un sourire indulgent, Mrs Trelawney lui ébouriffa les cheveux.
— Tu essaies trop dur, mon garçon. Tu as choisi une étoile parce que c’est ce que tu seras ce soir. (Avec un sourire rêveur, le professeur revint jusqu’à sa place, et fit face aux élèves.) Peu de personnes sont au courant, mais dans mes jeunes années, j’étais moi aussi plutôt douée sur scène. Certains se souviennent encore de ma prestation étonnante dans une production de la chorale de Poudlard : Le spectacle extraordinaire d’Ahazrial. Hélas, j’ai abandonné les joies de la scène pour porter le fardeau de la voyance et le rôle aride du professorat. De ce fait, j’ai laissé sombrer mes glorieuses perspectives. Mr Potter, je suis absolument persuadée que votre jeu ce soir sur scène sera à la fois bouleversant et sublime. Je l’ai prévu !
Elle adressa à James un autre sourire, ses yeux globuleux grotesquement agrandis par ses énormes lunettes.
James jeta un coup d’œil à Ralph, qui lui parut pâle et inquiet. Et James ressentait le même mauvais pressentiment. Vu que le professeur Trelawney se trompait régulièrement dans ses prédictions, son assurance au sujet de la pièce n’avait rien de réconfortant.
Pendant le reste de l’après-midi, James ne put s’empêcher de redire son texte dans sa tête, encore et encore. Il était terrifié à l’idée qu’il allait se retrouver sur scène, ayant complètement oublié le moindre mot de son rôle. Ça ne l’aidait pas beaucoup de constater que tous les autres désiraient le voir partager l’excitation générale. Tandis que James traversait les couloirs, même des élèves plus âgés s’adressèrent à lui, avec des sourires, en le tapant sur l’épaule. Tous lui souhaitèrent bonne chance, et lui dirent de mettre « feu à l’audience ».
James vit brièvement sa mère et sa sœur après le dîner, alors qu’il se rendait à l’amphithéâtre. Ginny et Lily venaient juste d’arriver au château, ayant pris le train depuis Londres. Lily avait les yeux écarquillés, éblouie par tout ce qu’elle voyait de Poudlard et la foule des élèves agités. Elle remarqua à peine son frère. Par contre, Ginny parut incroyablement fière de lui. Elle le prit par les épaules, et redressa sa cravate.
— Oh, James, tu as tellement mûri ! dit-elle. Tu es merveilleux, mon chéri. J’espère que tu n’es pas nerveux.
— Entre les gens qui me disent que je vais être génial, et ceux qui me demandent si je suis nerveux, répondit James avec un soupir, je commence à me demander pourquoi j’ai voulu signer pour ce rôle.
Ginny fit claquer sa langue.
— Tu as signé parce que tu savais avoir tes chances, et de toute évidence, c’est ce que les autres ont pensé. Essaye de te détendre. Ça ne t’apportera rien de t’inquiéter.
— Facile à dire, grommela James.
— Bien sûr, admit Ginny avec un sourire. Mais contrairement au reste des gens, James, je sais exactement de quoi tu es capable. Du calme, voyons. Tu te rappelleras de cette nuit tout le reste de ta vie. Essaye de savourer ce moment.
James hocha la tête, puis il demanda :
— Tu as amené les Multiplettes ?
— Oui, c’est ton oncle Ron qui les a, répondit sa mère en levant les yeux au ciel. Il a insisté pour tout enregistrer lui-même. Je lui ai dit que c’était d’accord, à condition qu’Hermione vérifie ce qu’il faisait. Ils ne sont pas encore arrivés. Ils se sont arrêtés à Pré-au-lard pour voir George, Angelina et Ted. Ils devraient tous nous retrouver ici dans une demi-heure, et ils auront avec eux une petite surprise pour toi.
James avait oublié que tous les membres de sa famille et leurs amis viendraient ce soir assister à la représentation de la pièce. Il ressentit un autre accès de terreur nerveuse, mais s’efforça de se calmer. D’ailleurs, maintenant que l’heure approchait, il se sentait un peu mieux. D’une façon ou d’une autre, tout serait bientôt fini. Après la pièce, le professeur Curry avait organisé quelque chose qu’elle appelait « une célébration de Première » » dans la Grande Salle, avec des cocktails, gâteaux et bonbons. Tous les élèves – acteurs, machinistes, accessoiristes, costumiers, etc. – seraient là, ainsi que leurs familles. James trouvait très réconfortant de savoir que dans moins de trois heures, il serait là-bas lui aussi, à manger des gâteaux en félicitant Petra, Noah et les autres de leurs prestations. Sur cette réconfortante pensée, James quitta sa mère et sa sœur en leur disant à plus tard. Ginny hocha la tête avec un dernier sourire.
Les « guides » chargés de placer les invités attendaient déjà à la porte principale de l’amphithéâtre. Ils virent arriver James. Hugo Paulson, magnifique dans sa veste de velours rouge et son chapeau haut de forme, lui ouvrit la porte.
— Curry te cherche, dit-il, en le laissant passer. Les costumiers veulent que tu mettes ta barbe. Gennifer aurait préféré te lancer un sortilège, pour t’en faire pousser une ce soir, mais Curry a refusé. Tu vas avoir droit à des poils de chèvre et de la colle.
James acquiesça, mais il écoutait à peine Hugo. Quand il arriva dans l’amphithéâtre, il s’arrêta, et regarda la scène en bas des gradins. Elle était encombrée d’une foule animée, avec les accessoiristes qui installaient le décor du château, et le professeur Curry qui bousculait tout le monde, vérifiant l’éclairage ou demandant des ajustements de dernière minute. Sur la scène, Petra leva les yeux et vit James. Elle eut un sourire, et lui indiqua de la main de descendre. James lui rendit son sourire, et pour la première fois, il oublia ses terreurs et ressentit même un frisson de plaisir à l’idée de faire partie d’une production aussi élaborée. Il descendit l’escalier en prenant les marches deux à la fois.
— Voici notre Travis ! l’accueillit Curry en le voyant monter sur scène. Votre costume vous attend au vestiaire, Mr Potter. Enfilez-le, et revenez vite pour le maquillage. Votre barbe est prête.
James regarda autour de lui, mais il ne vit pas Tabitha Corsica. Elle devait être dans les coulisses, surveillant les costumiers et les maquilleurs. Espérant ne pas la croiser, il plongea derrière le décor du château, et se dirigea vers les vestiaires qui avaient été installés à l’arrière.
Les vestiaires des garçons étaient remplis de différents personnages qui enfilaient leurs costumes d’époque – vestons, armures, justaucorps ou chausses. Cameron Creevey arrêta James au passage. Il portait un étrange couvre-chef qu’il tournait d’un côté et de l’autre.
— Est-ce que ce chapeau me va ? demanda-t-il. C’est un chapeau à cinq pointes, mais je ne sais pas laquelle doit être devant. C’est important ?
— Il faudrait que tu demandes à Gennifer, Cam, répondit James. Je n’en ai pas la moindre idée. Je te trouve très bien comme ça.
— Gennifer est dans le vestiaire des filles ! cria Cameron, terrifié. Elle n’a pas le temps ! Et si j’ai l’air idiot devant tout le monde ?
Planté devant un miroir en pied où il s’examinait, Noah intervint :
— À mon avis, Cameron, tu devrais le mettre carrément à l’envers. Essaye, ça sera mieux.
James arrêta Cameron qui s’apprêtait à obéir à la suggestion.
— Il se moque de toi, Cam. Ne l’écoute pas.
— D’ailleurs, ajouta Noah, tu as mis ton ceinturon n’importe comment. Ça se porte bas sur les fesses, comme une couche pour un gosse. Regarde ce qu’a fait Graham !
James secoua la tête, et profita du tumulte pour abandonner Cameron. Il trouva son costume accroché à un cintre, près de son casier, avec son nom écrit sur une pièce de parchemin épinglé sur le devant. Le rideau ne devait pas se lever avant une heure, mais James eut pourtant la sensation qu’il lui fallait se hâter. Il terminait d’attacher les innombrables boutons de sa longue veste, quand une voix parla derrière lui, le faisant violemment sursauter.
— Coucou, James ! chantonna Zane. Tu pourrais me rendre un petit service ?
James pivota, à la fois exaspéré et surpris.
— Zane, il faut vraiment que tu arrêtes de faire ça !
D’un geste impatient, il sortit sa baguette, et envoya un Maléfice Cuisant à l’Américain, qui poussa un cri de douleur. Il lâcha immédiatement l’énorme bouquet qu’il portait.
— Ouille ! cria-t-il en se frottant l’arrière-train. Mais ça va pas la tête ? Qu’est-ce qui te prend ?
James tendit la main pour toucher son ami.
— Zane ! s’exclama-t-il. C’est vraiment toi ? Je pensais que tu étais à nouveau un Doppelgänger. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Eh bien, j’avais besoin de toi pour attraper un vase sur l’étagère, répondit Zane les yeux au ciel. Mais en y réfléchissant, je vais juste laisser ce bouquet porte-bonheur par terre. Qu’est-ce que tu en penses ?
— C’est vraiment toi ! dit James, qui cherchait à ne pas éclater de rire. Je suis tout à fait désolé, mec. Je pensais que tu avais besoin d’une petite décharge magique comme les autres fois. Je n’ai jamais voulu te faire mal au… bref, désolé. Comment es-tu rentré ?
Zane haussa les épaules avec un sourire.
— J’ai quitté l’école avant-hier en Amérique. Quand j’ai parlé à ta mère, elle m’a demandé si je voulais venir avec elle et ta sœur à Poudlard pour te voir sur scène. Comment aurais-je pu refuser ? Mes parents ont accepté, et j’ai pris la poudre de cheminette jusqu’à chez toi. Je suis arrivé à Londres, ce matin tôt.
— C’est dément ! s’exclama James. Combien de temps peux-tu rester ?
— Jusqu’à la fin de la semaine, si le vieux Merlin-au-caleçon-magique n’y voit pas d’inconvénient. Tu t’entends toujours bien avec lui ?
James ouvrit la bouche pour s’expliquer, puis il secoua la tête.
— Je ne sais pas trop. C’est compliqué. Repose-moi la question après le spectacle, d’accord ?
— Aucun problème, acquiesça Zane. Je vais te laisser maintenant. Ta mère doit me garder une place, mais il va y avoir une cohue terrible, et je suis persuadé que certains parents sont prêts à te couper la gorge pour te piquer ta place. Au fait, à mon avis, ne t’approche pas trop de ces fleurs rouges avec une tige jaune. C’est George qui me les a données pour toi, et je n’ai pas du tout aimé son sourire.
James hocha la tête en étudiant le bouquet qui était toujours par terre.
— D’accord, merci.
Damien Damascus fit interruption, un mouton empaillé sous le bras.
— James, viens tout de suite ! cria-t-il. Gennifer va nous faire des jumeaux Pitiponk si tu ne portes pas ta barbe d’ici cinq minutes. Salut, Zane, tu veux une décharge ?
— Non, j’ai ce qu’il me faut pour la nuit, dit Zane. (Il tapota son arrière-train.) Je vous reverrai tout à l’heure à la fête, les mecs.
James suivit Damien en se débattant avec son dernier bouton. Il se sentait déjà trop serré dans ses vêtements. Tout à coup, il s’arrêta, retourna en courant jusqu’au vestiaire, et agrippa l’énorme épée de théâtre et l’étui qui complétaient son costume. Les deux accessoires cliquetèrent tandis que James retournait au pas de course vers le salon de maquillage. Entre les préparatifs et ses retrouvailles avec son ami américain, il avait complètement oublié son trac.
Il trouva Gennifer qui tenait le postiche de Travis à la main. Il courut vers elle et se jeta dans un siège. Aussitôt, la sorcière badigeonna la barbe d’une colle jaune très malodorante.
— Franchement, dit-elle, quand je vois les difficultés que les Moldus doivent affronter pour organiser une pièce comme ça, je ne comprends pas qu’ils continuent à le faire.
— C’est peut-être pour ça qu’ils regardent tellement la télévision, intervint Victoire, assise non loin de là. Ma mère prétend que les enfants moldus passent plus de temps devant la télé que dans leurs lits.
Damien, qui avait suivi James, persifla :
— Mais pas autant de temps que Victoire devant son miroir, aussi ça ne compte pas.
Victoire se rembrunit, et ignora les rires qui répondirent à la plaisanterie.
Cinq minutes plus tard, James était sur scène à côté de Petra. Il la trouva magnifique, mais un peu écrasée par son énorme robe rose à volants. James s’approcha des rideaux, et jeta un coup d’œil par la fente. L’amphithéâtre était déjà presque plein, et de nouveaux spectateurs arrivaient encore, bavardant avec enthousiasme tandis qu’ils étaient guidés aux dernières places disponibles. James scruta la foule, et finit par trouver sa mère au 10e rang, bien au milieu. Tante Hermione et oncle Ron étaient assis à sa droite – et, de toute évidence, ils se disputaient sur celui des deux qui allait utiliser les Multiplettes. Ted Lupin était à côté de Ron. Il avait raccourci ses cheveux, mais ils étaient encore plus longs qu’autrefois, quand il était à l’école. S’il paraissait en bien meilleur état que la dernière fois que James l’avait vu, ses vêtements n’étaient pas très nets. À gauche de Ginny, Lily était assise bien droite, dans une jolie robe jaune. Elle vit James, et sourit tout excitée, en agitant les mains. James lui renvoya son sourire avec un salut discret, espérant que personne d’autre ne le verrait. D’un doigt sur la bouche, il lui fit signe de se taire. Lily acquiesça, indiquant d’un geste que ses lèvres étaient scellées. James regardait toujours quand Zane dérangea plusieurs parents (très mécontents) pour prendre un siège vide entre George et Ginny. Rassuré, James retourna vers Petra et les autres acteurs. Non loin de lui, Scorpius portait l’uniforme d’un soldat – un costume qui ressemblait à celui de James. Le garçon pâle n’avait pas l’air particulièrement ravi de son rôle.
— Nerveux, James ? demanda doucement Petra.
— Oui, acquiesça James, mais surtout excité. Et toi ?
Elle se tourna pour regarder la scène obscure derrière le rideau, puis secoua lentement la tête.
— Plus maintenant. Ce soir, tout sera terminé, d’une manière ou d’une autre.
Jason Smith émergea de derrière la scène, la baguette allumée.
— Quelqu’un a-t-il vu Corsica ? chuchota-t-il, en examinant tous les visages, un par un.
James secoua la tête.
— Elle n’est pas devant l’amphithéâtre ? Elle était censée s’occuper des guides qui placent les spectateurs.
— Personne ne l’a vue ? insista Jason sans répondre à James. Nom d’un chien !
Dès qu’il s’éloigna, marmonnant toujours entre ses dents, Henrietta Petitpas haussa les épaules pour dire :
— J’ai vu Corsica ce soir, mais c’était une heure avant que nous soyons convoqués. Alors j’imagine que ça ne compte pas.
James se tourna vers la jeune sorcière.
— Où était-elle ? demanda-t-il.
— Dans la salle de bain des filles, au premier étage, répondit Henrietta. Je ne me suis pas attardée dès que je l’ai vue. Cette fille me fiche la frousse, franchement.
James fronça les sourcils en réfléchissant. Henrietta – qui avait une réputation de pipelette – continua allègrement :
— Le plus étrange, c’est que Corsica n’utilisait pas réellement la salle de bain – du moins, pas de la façon dont les gens normaux le font. Elle était juste plantée devant un miroir, à se regarder en parlant toute seule. Au début, j’ai cru qu’elle répétait son rôle, mais je me suis souvenue qu’elle ne jouait pas dans la pièce. (Elle gloussa.) Elle est l’assistante de Curry.
— Elle parlait toute seule ? répéta James, étonné. Qu’est-ce qu’elle disait ?
Henrietta cligna des yeux en le regardant.
— Comment je le saurais ? Je ne me suis pas attardée assez longtemps pour écouter. Mais on aurait dit un langage étranger, maintenant que j’y pense. C’est étrange, non ? Si tu veux mon avis, je trouve cette fille bizarre.
— Oui, dit James, sincèrement. C’est bizarre.
Scorpius, qui avait écouté l’échange, le regarda avec des yeux étrécis.
Soudain le professeur Curry approcha des élèves en costume et en leur fit signe de se taire.
— À vos places, tout le monde ! ordonna-t-elle à voix basse. Placez-vous derrière le rideau. C’est presque l’heure.
James suivit Petra quand elle avança sur scène, se plaçant à l’endroit prévu pour l’ouverture. James trouva aussi le petit X marqué sur le plancher, indiquant sa position au début de l’acte I. Il avait le cœur battant, mais il n’avait plus le trac. Quelque part, il avait laissé sa terreur aux vestiaires. Maintenant qu’il était en scène, attendant que le rideau se lève, il ne ressentait plus qu’une excitation, qui faisait vibrer ses bras et ses jambes comme un sortilège magique. En ce moment précis, il comprit même pourquoi les Moldus acceptaient toutes les difficultés pour monter un spectacle comme ça. On pouvait devenir accro à ce sentiment d’excitation, sans même le réaliser. Il déglutit, et regarda de côté. Petra le vit, et lui adressa un sourire entendu, en hochant la tête. De l’autre côté de la scène, Noah et les autres acteurs s’agitaient un peu fébrilement, perdus dans l’obscurité du rideau épais qui les séparait encore de l’assistance. James entendait pourtant le bavardage de centaines de voix excitées.
Et tout à coup, il y eut le claquement des talons du professeur Curry de l’autre côté du rideau, traversant la scène. Un spot s’alluma et l’illumina. James voyait son ombre se refléter sur le rideau, et le cercle parfait que la lumière dessinait sur le plancher. La foule fit silence, et quelques applaudissements polis retentirent. Ils paraissaient étrangement proches. Curry leva les mains, et hocha la tête.
— Merci, Mesdames et Messieurs, dit-elle d’une voix claire et sonore, sans utiliser sa baguette pour l’amplifier. Merci à tous d’être là ce soir. Je sais que beaucoup d’entre vous sont venus de loin, et au nom de tous les élèves qui ont travaillé si dur pour préparer la production de ce soir, je vous dis merci. Mon nom est Tina Grenadine Curry, comme certains d’entre vous le savent peut-être, je suis le professeur d’Études sur les Moldus de Poudlard. Je crois réellement que notre pièce ce soir sera particulièrement intéressante, non seulement parce qu’il s’agit d’un drame classique du monde sorcier, mais aussi parce qu’elle représente l’avènement de mes cours de toute l’année. Nous avons choisi de vous présenter cette pièce de façon entièrement non-magique, comme le feraient des Moldus.
« Préparez-vous à être étonné, amusé, et ébloui, cher public, parce que nous avons utilisé des méthodes extrêmement créatives et non-conventionnelles pour décrire cette merveilleuse histoire. Et maintenant, Mesdames et Messieurs, sans plus attendre, je vais vous présenter vos fils et vos filles, vos frères et vos sœurs, vos amis, pour la production de Poudlard de la pièce du… Triumvirat.
Il y eut d’autres applaudissements, cette fois assourdissants, tandis que Damien et Ralph relevaient le rideau. Par à-coups, l’épais velours rouge se souleva, et les applaudissements s’accentuèrent. Les spots s’allumèrent sur la scène, révélant les divers éléments du décor. L’un des spots était braqué sur James, l’aveuglant temporairement. L’audience disparut. Il lutta pour ne pas cligner des yeux, et resta immobile jusqu’à ce que le rideau soit complètement ouvert. Ensuite seulement, les applaudissements diminuèrent, et le silence revint. Sur la scène, les acteurs se mirent en mouvement. Tous avancèrent ensemble, passant l’un devant l’autre, se croisant en une chorégraphie minutée qui présentait l’animation normale d’un donjon médiéval. Puis, au moment prévu, la voix de Noah intervint, articulant son texte avec une prononciation parfaite et une sonorité éclatante.
— Quelle belle journée pour passer votre armée en revue, mon roi ! cria-t-il.
Il traversait la scène près de Tom Squallus. Le « roi » avait un oreiller sous sa veste, créant ainsi une panse rebondie qui formait un effet comique par rapport à ses jambes maigrelettes. Il se tourna, les mains sur les hanches.
— Certainement, aboya Squallus. C’est un moment idéal pour répondre au désir de ma fille de mieux connaître la vie paysanne. Regardez, voici mon Astra qui arrive.
Petra apparut. Elle s’écarta d’un rempart en bois, et se plaça sous une lumière dorée. James n’eut pas besoin de jouer pour exprimer son étonnement ébloui devant la beauté de la jeune sorcière. Elle sourit poliment au roi obèse, puis se tourna (comme par hasard) vers James, et laissa son sourire devenir plus sincère et lumineux. La foule s’agita, et à nouveau, applaudit. La plupart des spectateurs connaissaient la scène, et savaient la signification particulière de ce moment, parce que la princesse venait de repérer (pour la première fois) le capitaine des armées royales qu’elle aimerait très bientôt. James – au moment précis demandé par son rôle – avança devant ses soldats alignés, et salua le roi, une jambe tendue en avant, son chapeau agité d’un geste grandiloquent. Des applaudissements retentirent, à la fois amusés et charmés, et James décida tout à coup que jouer était bien plus facile que ce qu’il avait cru.
L’acte I se poursuivit sans problème. James découvrit que son texte lui venait facilement, et qu’il le prononçait d’une voix sonore et bien articulée, veillant toujours à faire face à l’assistance, le menton levé. Durant le fameux discours que Donovan adressait aux soldats, James s’autorisa un coup d’œil en direction de la foule. Il la distinguait à peine à travers l’éclat aveuglant des lumières, mais il remarqua quand même le sourire heureux de sa mère ; la concentration féroce de sa sœur, qui tentait de suivre l’histoire ; et la grimace intéressée de Zane.
Durant un changement de costume, dans l’acte II, les costumiers arrachèrent vite la veste de James, et lui passèrent le foulard rayé d’un marin. Quand il revint sur scène, prêt à jeter son discours – si souvent répété – de ralliement des troupes, il vit Graham et Jason Smith pédaler sur le ventilateur. Il se lança dans son texte, essayant de retrouver la même colère et détermination qu’il avait ressenties à la première audition de son rôle, en début d’année.
— À moi, mes braves marins, à moi, mes fidèles ! cria-t-il. (Il détacha l’étui de son épée qu’il laissa tomber sur le sol, et sortit sa fausse baguette pour l’agiter vers le ciel.) Que tous les sorciers tendent leurs baguettes pour vaincre la plus violente des tempêtes nocturnes ! Par le matin, nous aurons vaincu, ou bien nous sombrerons dans le berceau de l’océan qui sera le dernier tombeau de notre gloire déchue !
Tandis que la foule applaudissait, sifflait et criait son enthousiasme, en arrière-plan, Graham et Jason pédalèrent de plus belle. L’équipe des machinistes augmenta la force du vent, ce qui présumait de l’orage à venir. Et tout à coup, un énorme panneau de bois monta derrière les décors, révélant un ciel d’un bleu violacé balafré d’éclairs.
La pièce continua sur sa lancée, malgré les innombrables accrocs – erreurs, balbutiements, lignes oubliées et autres que le professeur Curry avait annoncés comme inévitables. Elle avait aussi promis que l’assistance le remarquerait à peine. Graham monta sur scène pour sa brève apparition, le visage ponceau, les yeux aussi ronds que des assiettes. Il s’était tellement inquiété de rater son entrée qu’il répondit avant l’heure à une question qui n’était pas encore posée. Le roi – Tom Squallus – bafouilla un peu, cherchant à rattraper la logique de son discours, pendant que Graham poussait un grand soupir soulagé et se tournait vers la foule, résistant à peine à son envie de saluer ses parents. Un peu plus tard, Ashley Doone mit tellement d’enthousiasme à jouer son rôle de méchante sorcière que James entendit des enfants pleurer dans la salle. Ensuite, pendant le duel magique entre Travis et Donovan – où les deux sorciers étaient suspendus en l’air, par un système compliqué de cordes et de poulies – James perdit accidentellement son épée au cours d’une manœuvre d’escrime. L’accessoire s’écroula sur le sol, deux mètres plus bas, sous les yeux atterrés de James et Noah qui hésitèrent un moment. Pris d’une inspiration, James détacha sa ceinture, se saisit de son étui, et le brandit de manière triomphante au-dessus de sa tête. Noah eut un grand sourire, et le duel se poursuivit, sous les applaudissements et les cris de la foule.
Enfin, arriva le grand final de l’acte III. Le roi était mort, Donovan vaincu, et Travis mortellement blessé. Il s’accrochait cependant à la vie pour sauver son Astra d’une potion de sommeil mortelle que lui avait versé la sorcière. Le château, frappé par un éclair, était en flammes tandis qu’un orage magique grondait sur l’incendie. Cette fois, James était à peu près certain d’avoir compris pourquoi Le Triumvirat était une tragédie. Il boitilla sur scène et se dirigea vers Petra devant l’entrée du château qui brûlait. Le décor s’agitait dans tous les sens, parce que Ralph et Sabrina les secouaient par derrière, de toutes leurs forces. Jason et Graham étaient à nouveau remontés sur la machine à vent et pédalaient avec énergie, pour que le ventilateur agite les drapeaux dans une bonne imitation de bourrasque déchaînée. Des lumières orange et blanches donnaient un bon effet du feu qui flambait et des éclairs qui tonnaient. James s’écroula de façon dramatique aux pieds de sa bien-aimée Astra. La princesse tomba à genoux près de James, comme pour l’implorer.
— Venez, nous sommes presque libres, cria Petra. Le château est maudit, mais l’espoir demeure. Ô Travis, ne le laissez pas s’éteindre !
Comme James transpirait à grosses gouttes sous son costume, son visage brillait d’un effet tragique qui correspondait bien à la scène. Il eut un faible sourire quand Petra tendit la main vers son visage.
— Jamais je ne refuserai l’espoir, dit-il, puis il toussa et sa voix devint haletante : J’ai bravé la colère de la pire des tempêtes qu’un sorcier puisse conjurer. J’ai tout affronté pour pouvoir poser les yeux sur votre merveilleux visage, mais la vie reste-t-elle possible sans espoir ? Même si Dieu lui-même anéantissait la terre, mon amour pour vous perdurerait, ainsi que mon espoir d’une vie meilleure. Sauvez-vous, ma chère, et laissez-moi. Vous sachant sauve, je mourrai en paix.
— Il n’en est pas question, mon bien-aimé ! cria Petra. (Et même James fut impressionné par le mélange de colère et de désespoir qu’elle avait mis dans ces quelques mots.) Depuis des mois, des années maintenant, j’ai attendu d’être seule avec toi. Tu as rempli mes rêves et ma vie d’un amour désespéré. Je ne te quitterai jamais. Ma place est à tes côté, jusqu’à tes derniers moments. Ensuite, que ta mort détruise mon âme.
— Alors donne-moi dès à présent le témoignage de ton amour, dit James fermement. (Il se releva et tira Petra avec lui.) Après tout, un baiser guérit toutes les douleurs, et je l’ai attendu suffisamment longtemps.
Petra hésita, les yeux brillants d’émotion, et James fut à nouveau frappé par la réalité de son jeu. Pendant un bref moment, il fut heureux de ne jamais avoir répété auparavant cette scène intense avec la jeune sorcière : il était certain que l’alchimie spontanée qui existait entre eux ne pouvait arriver qu’une seule fois. Tenant toujours sa main droite, Petra se pencha vers lui. Elle ferma les yeux dès que les lumières baissèrent. Le ventilateur, lancé à pleine puissance, souleva ses longs cheveux noirs. James ferma les yeux, sans même se souvenir d’écarter ses lèvres de celles de Petra… tout à coup, une douleur affreuse au front le brûla bien plus que tout ce qu’il avait ressenti jusque-là. Il vacilla, et arracha sa main de celle de Petra pour la plaquer contre son front. Les lumières s’éteignirent, et la scène sombra dans l’obscurité.
Mais le ventilateur ne s’était pas arrêté. Au contraire, il semblait tourner plus fort encore, plus vite que James ne l’aurait cru possible. Repoussé par la puissance du vent, il tomba en arrière, la main toujours crispée sur le front. Il y eut soudain un craquement sinistre et un bruit tonitruant. Vaguement, James compris que le ventilateur était tombé du plafond, et l’avait raté de justesse.
— Petra ! hurla-t-il en cherchant à se relever.
Il n’y avait sur la scène aucun mouvement autre que le ventilateur qui tournait toujours, malgré sa chute. Quelque chose n’allait pas. Diverses baguettes s’allumèrent autour de lui, et James eut le sentiment que les machinistes se précipitaient à la rescousse, désireux d’éviter que le reste du décor s’écroule. Il se mit à genoux, et chercha à comprendre ce qui arrivait.
— Arrête-le ! cria quelqu’un d’une voix désespérée.
— Je ne peux pas. Il tourne tout seul.
— Il va se détraquer. Attention !
Les spots se rallumèrent, et James en fut ébloui. Au même moment, le ventilateur produisit un grincement terrible et un bruit mécanique. Ses palettes tranchantes se libérèrent, et s’envolèrent, cisaillant le décor du château. Déséquilibré, les planches tremblèrent et commencèrent à basculer. Les accessoiristes s’écartèrent vivement, tandis que tout l’échafaudage s’écroulait dans un bruit d’enfer.
Étrangement, personne ne semblait blessé. James chercha partout, pour retrouver Petra. Comme il l’avait pensé, la porte du château était tombée devant lui, et pendant un moment, il fut certain que la sorcière était en dessous. Il se mit à genoux et regarda, mais il ne la vit pas. Elle avait dû s’échapper de l’autre côté. Quand le professeur Curry arriva sur la scène, plusieurs cris d’alarme retentissaient dans l’assistance. De nombreux spectateurs s’étaient levés et regardaient la scène avec inquiétude, appelant leurs enfants et les gens qu’ils connaissaient.
— Du calme, je vous en prie, du calme ! cria le professeur Curry mais sa voix fut perdue dans le chaos général. Nous n’avons aucun blessé. Restez à vos places. Tout est sous contrôle…
Le hurlement terrifiant d’une femme retentit dans l’amphithéâtre. James se retourna. La foule était devenue silencieuse, et tout le monde se tourna vers l’origine du cri. James, qui était en hauteur sur la scène, fut un des premiers à remarquer ce qui n’allait pas. Son sang se glaça.
Sa mère était debout. Les yeux écarquillés et sidérés, elle désignait un siège vide à côté d’elle :
— Elle a disparu ! hurla-t-elle, désespérée, en tentant cependant de contrôler sa panique. Lily a disparu ! Où est-elle ? Elle était là il n’y a pas deux minutes. Où est ma fille ?
Près de la sorcière, Zane regardait le siège vide entre lui et Ginny, puis il leva les yeux vers James et lui fit un signe entendu. Il plongea sous le siège, et réapparut quelques secondes après en tenant une paire de petites ballerines jaunes. Il les leva, le visage dramatiquement sérieux. Profitant du chaos et de l’obscurité, quelqu’un avait enlevé Lily au beau milieu d’un amphithéâtre rempli de sorciers. Ginny récupéra les chaussures que tenait l’Américain, et regarda autour d’elle, les yeux affolés.
— Lilyyy ! hurla-t-elle.
Sa voix se cassa sur un long cri. Immédiatement, l’assistance explosa dans une panique incontrôlable. Tout le monde se bousculait, soit vers les sorties, soit vers la scène, en criant des noms que personne n’entendait dans le brouhaha.
James passa dans les coulisses, arrachant son costume en chemin. Dans l’obscurité confuse, il voyait à peine la porte qui conduisait aux gradins. Il devait retrouver sa mère, et comprendre ce qui s’était passé. Il courut vers la sortie, mais quelque chose apparut dans l’obscurité, lui bloquant le passage. Coupé dans sa course, James leva les yeux et perdit l’équilibre. Il faillit télescoper l’obstacle qui le bloquait.
— Viens avec moi, mon garçon, grommela une voix profonde.
Une main brutale l’attrapa par l’épaule. Instinctivement, James se débattit, mais en vain. Il était furieux, mais sa colère se mêlait de panique.
— Lâchez-moi !
— Tu dois venir avec moi, insista Merlin, d’une voix basse et calme. Le Gardien est ici, James Potter, et il te cherche.
— Non ! cria James, qui s’écarta de toutes ses forces.
Il réussit à échapper à la poigne de Merlin, et chercha à sortir sa baguette. Quand Merlin fit un pas vers lui, James réalisa que l’enchanteur avait son bâton à la main. James se figea. Il n’avait aucun moyen de battre le directeur. Sans même réfléchir, il plongea en avant, et passa sous la main tendue vers lui.
— James ! rugit Merlin derrière lui.